Mediakwest - Captations multi-caméras en grand capteur : les contraintes et les solutions
Le choix du grand capteur Super 35mm, jadis réservé au cinéma, est aujourd’hui devenu une évidence dans la plupart des productions TV. La caméra 2/3’’ est encore utilisée pour l’ENG ou dans les productions multicaméras comme le sport mais ces derniers bastions commencent à céder devant l’attrait du « look cinéma » et devant les efforts des constructeurs pour résoudre les problèmes techniques. Revenons sur les contraintes de la captation live en multi-caméras grands capteurs et les évolutions qui ont permis son développement.
Vers 2015, les premières demandes de réalisateurs pour tester des caméras de cinéma sur des « Fashion show » avaient tout l’air d’un effet de mode (sans jeu de mot).
Ces tournages à budgets importants (dix ou douze caméras minimum) ont permis d’expérimenter l’usage de caméras grands capteurs dans des conditions de live multi-caméras, mettant en évidence un certain nombre de difficultés techniques. Cependant, lorsque la qualité d’image est prioritaire, les problèmes d’ergonomie ou de fonctionnalité sont acceptés. Depuis lors, on a fait feu de tout bois et les caméscopes de poing compacts grands capteurs comme les FS5, EVA1, C100 et même de boîtiers photo hybrides ont été mis à contribution pour des captations multi-caméras. Quand on veut, on peut ! « On est tellement habitué au capteur Super 35 que revenir en 2/3’’ devient parfois un casse-tête, notamment à cause du calcul des focales », nous dit Stéphane Cailleton, spécialiste des captations live chez Visual Impact France. Aujourd’hui, la demande en 4K reste minoritaire mais en augmentation et oriente les productions vers le choix du grand capteur. « Netflix et Amazon nous demandent de plus en plus de flux TV en 4K. Ça a commencé avec C’est du gâteau! produit par Freemantle pour Netflix et tourné en FS7 et F55 », précise Ephrem Garreau, responsable exploitation vidéo chez AMP Visual TV.
Dans la suite de l’article, nous appellerons « caméra grand capteur » les caméscopes aux capteurs équivalents au film 35mm, soit 24mm de large environ, et « caméra de studio » les systèmes caméra + voie de commande + télécommande, basés sur des capteurs 2/3’’ (9.6 mm de large).
Contraintes du live multi-caméras
Le choix de la caméra grand capteur contre celui de la caméra de studio peut se résumer ainsi : d’un côté, la beauté des optiques cinéma, la grande dynamique et la qualité de la « color science », de l’autre, la rapidité de mise en place, l’ergonomie et les très longues focales.
Commençons par énumérer les principales fonctions propres aux caméras de studio et qui font défaut aux caméras grands capteurs : La vision. Le « poste vision » consiste à utiliser des télécommandes ou RCP (Remote Control Panel) en régie, pour contrôler les diaphs à distance, mais aussi la colorimétrie et autres réglages caméra.
Le réseau d’ordre (intercom)
Les caméras de studio intègrent les commandes et connecteurs pour les micros/casques et le réseau est établi par les liaisons fibres.
Le signal tally (rouge d’antenne) est envoyé à la caméra par le mélangeur via la voie de commande (CCU). La caméra pourra allumer des Led rouges dans le viseur et, à d’autres endroits de la caméra, le retour vidéo. Le bouton Ret de la poignée des optiques broadcast permet au cadreur de commuter l’image de son viseur entre l’image de sa caméra et une image qui vient de la régie.
La liaison fibre
La fibre SMPTE qui relie la caméra à sa voie de commande permet de transporter tous les signaux (audio/vidéo, contrôle, tally, signal prompteur, alimentation) sur un câble unique sur des centaines de mètres. Le viseur « tête haute ». Les caméras de studio sont équipées de moniteurs de 7” environ, de réglages de peaking ou de contrastes très poussés pour faire le point dans des situations difficiles, par exemple suivre une balle de golf dans le ciel. Ces moniteur très ergonomiques sont soit pluggés dans le corps de la caméra, soit connectés à l’aide d’un câble discret.
Zooms et longues focales
Les montures B4 et les petits capteurs permettent l’utilisation d’optiques broadcast compactes à fort ratio de zoom (17x, 20x, avec doubleurs) et aussi de zooms plus imposants avec berceau de soutien, pouvant dépasser les 100x.
Configuration multi-caméras légère et système D
Pour les configurations légères, il est possible de se débrouiller avec un système moins ergonomique et moins fonctionnel mais qui sera satisfaisant pour des petits plateaux.
En l’absence de fibre, l’alimentation des caméras se fera sur batteries. Tant pis pour les éventuelles coupures d’enregistrement, peu problématiques en multi-caméras. Des adaptateurs secteurs sont envisageables selon la position de la caméra. Le réseau d’ordre sera indépendant et plutôt en HF. C’est un accessoire qui ajoute en coût et en préparation. En l’absence de poste vision, donc sans contrôle de caméra à distance, le directeur photo va guider le cadreur par le réseau d’ordre, pour ajuster le diaph ou tout autre réglage. Il est parfois possible de se passer de retour vidéo, mais dans le cas contraire un retour peut être arrangé en tirant un câble depuis la régie jusqu’au moniteur du cadreur qui devra commuter entre l’image de sa caméra et le retour. Le problème réside dans la commutation des entrées du moniteur car elle n’est souvent pas instantanée. En l’absence de tally, le cadreur se fiera alors aux ordres du réalisateur arrivant dans l’intercom pour savoir s’il peut bouger ou pas. Concernant le viseur tête haute, n’importe quel petit moniteur fera l’affaire si le cadrage n’est pas trop exigeant. Les longues focales sont sans doute l’élément le plus critique. Les optiques S35 lorsqu’elles atteignent 12x (Angénieux Ultra 12) ou 20X (Canon 50-1000), sont alors très imposantes et ont soit une ouverture très faible, soit un prix très élevé, soit les deux. Si de longues focales sont nécessaires, il peut être économique d’aller chercher des zooms photo motorisés (300mm ou 800mm) qui se monteront sur la plupart des caméras qui sont désormais généralement multi-montures et pourvues des contacts pour alimenter et contrôler l’optique.
Parmi les solutions économiques et fonctionnelle se trouve le « Camera fiber converter » de Blackmagic qui permet de transformer une Ursa Mini (Super 35mm) en véritable caméra de studio avec gestion du réseau d’ordre, du tally, un viseur adapté, etc. Une ergonomie séduisante mais qui ne permet d’exploiter que des caméras Blackmagic. On notera aussi la Blackmagic Studio dotée d’un capteur Micro 4/3 que l’on pourrait compter parmi les « grands capteurs ».
Solutions intermédiaires
Le poste vision peut être hors budget. « La vision, c’est pour les artistes qui vendent », nous dit Stéphane Cailleton qui opère sur les spectacles de stand-up notamment pour Roger Films. Les télécommandes universelles du fabricant belge CyanView et du danois Skaarhoj représentent alors une solution économique avec deux avantages : celui de s’adapter à de nombreux modèles de caméras dont ils intègrent les protocoles (y compris des caméras PTZ et micros caméras) et celui de piloter plusieurs caméras à l’aide d’une seule télécommande, à travers un réseau IP. La commutation d’une caméra à l’autre est instantanée. Même si 100 % des fonctions de la caméra ne sont pas supportées, il n’en reste pas moins que le contrôle est grandement facilité pour les caméras grands capteurs. Pour les caméras dont la colorimétrie ne peut pas être contrôlée à distance, CyanView propose un boîtier de traitement vidéo inséré dans le signal de sortie de la caméra et pouvant être piloter par le Cy-RCP. Ces télécommandes pourront également recevoir un signal tally du mélangeur pour le distribuer aux cameras par l’IP.
Au niveau des optiques, les fabricants d’optiques broadcast Fujinon et Canon ont aussi réagi, il y a déjà plusieurs années, en proposant des zooms cinéma assez compacts avec diaph motorisé (donc pilotable à distance) idéals pour les captations live. Il s’agit de la série CN chez Canon ou Cabrio chez Fujinon. Pour obtenir les rapports de zooms plus élevés, il existe des adaptateurs chez Arri ou IBE Optics pour monter des optiques 2/3» sur des capteurs Super 35mm. En plus de l’adaptation mécanique de la monture PL vers B4, un bloc optique va grossir l’image pour couvrir la surface du grand capteur, provoquant du coup une perte de sensibilité de deux diaphs et demi environ et une dégradation de l’image qui peut être critique.
Configurations lourdes
À ce stade, il ne reste plus qu’un problème majeur. Il s’agit des liaisons multiples entre les caméras et la régie, c’est-à-dire la liaison vidéo (deux sorties vidéo + retour vidéo) et la liaison Ethernet pour le contrôle, le tally et l’alimentation. Une solution consiste à attacher un adaptateur fibre (aussi appelé « dos fibre ») à la caméra et de relier la fibre à la voie de commande qui sert de d’interface entrées/sorties en régie. Ces solutions adaptateur/ CCU sont déjà sur le marché depuis plusieurs années, comme le Camracer du fabricant français Ereca, très utilisé en France, ou encore DTS, Multidyne, Telecast, etc. Ces systèmes permettent d’utiliser les mêmes fibres SMPTE que les caméras de studio (câble contenant deux fibres optiques et deux conducteurs, avec connecteurs standards Lemo 3K). Ce câble unique permet de passer tous les signaux audio/vidéo, dans les deux sens, l’alimentation et des données de contrôle. Seul bémol, l’adaptateur complexifie la préparation avec les nombreux mini-câbles d’interface et alourdit la caméra.
Autre solution adoptée par AMP Visual TV : la fibre est remplacée par une liaison HF permettant de tout faire transiter par les airs que ce soit une vidéo UHD 10 bits, le contrôle de caméra, le tally. C’est particulièrement utile lors de l’utilisation de steadycams (indispensables sur des configs lourdes, inexploitables à l’épaule) ou de machinerie souvent demandée sur les défilés de mode. Dans ces configurations, les optiques zoom cinéma choisies nécessitent l’ajout de tiges de support et de moteurs externes pour contrôler les bagues, ce qui est déjà courant dans les tournages de type fiction. L’accessoirisation à outrance des caméras étant devenu la norme dans les fictions lourdes, il n’y a rien de choquant pour les opérateurs venant de la fiction de suréquiper une caméra. Si DTS a développé son propre RCP, il faudra pour les autres adaptateurs fibres passer par les télécommandes les plus couramment utilisées comme celles de Sony ou Panasonic. Des mises à jour firmware des caméras et l’utilisation de convertisseurs de protocoles permettent à ces télécommandes de s’adapter à la plupart des cameras grands capteurs : Venice, Alexa, Amira, Varicam. Il reste des exceptions comme Red ou encore les nouvelles caméras (Sony FX9) dont les firmware ne sont pas encore adaptés. Dans ce cas, il faut agir sur le signal. « Lorsque on est en direct avec des caméras dont on ne peut pas piloter la colorimétrie, nous travaillons avec des directeurs photos/DIT qui vont travailler l’image avec des Luts box », précise Odile Brook, responsable grand capteurs chez AMP Visual TV.
Les workflows chez AMP Visual TV
Chez AMP Visual TV, il arrive que la configuration idéale vienne d’un mélange des deux types de caméras (2/3” et grand capteur). « Notre travail d’accompagnement consiste à proposer de garder les caméras proches de la scène en grand capteur et de venir compléter ce dispositif avec du 2/3”. Notre plus-value est d’arriver à travailler l’image des 2/3” en live pour matcher avec l’image des grands capteurs », explique Ephrem Garreau, responsable exploitation vidéo chez AMP Visual TV.
Trois principaux types de captations sont envisagés :
- Lorsque qu’une postprod importante est prévue, l’enregistrement se fait dans les caméras avec le maximum de qualité : Log, HDR, UHD, mais le flux live est en HD avec une Lut technique pour le ramener dans un espace 709. Ensuite une EDL est récupérée pour une conformation avec les images UHD.
- Pour des live avec mise en place rapide, la caméra est « travaillée en 709 » en HD comme une caméra de studio. Si la « color science » de la caméra n’est pas exploitée à son maximum, les bénéfices de l’optique et du grand capteur sont quand même profitables.
- Pour le meilleur rendu en live, la caméra va fournir un signal au maximum de ses possibilités (Log, HDR, UHD, BT2020) et une Lut artistique, qui sera appliquée en live, est définie avec le producteur. C’est ce qui a été fait sur le concert d’Indochine à Bercy.
Pour l’étalonnage en live, AMP Visual TV utilise couramment le logiciel Livegrade qui permet de contrôler la colorimétrie de la caméra avec une approche étalonnage cinéma (Lut, CDL).
Pour les configs légères, AMP propose dans son offre une « microrégie » avec deux postes de monitoring Oled, le premier pour le réalisateur, qui dispose d’un petit mélangeur pour vérifier ses axes et le deuxième pour le chef op qui donne ses ordres aux cadreurs en l’absence de poste vision.
Conclusion
Pour des raisons dictées par les lois de la physique, les longues focales seront toujours un problème en 35mm. Ainsi, le monde du 2/3” a encore de bonne raison de perdurer.
Cependant, il est intéressant de voir que les capteurs des caméras de studio « commencent à grossir » : le 2/3” ayant du mal à accueillir huit millions de pixels (4K) en conservant une bonne dynamique et une bonne sensibilité. Panasonic, sur sa caméra de studio 4K UC4000, a opté pour un mono capteur Micro 4/3 (18mm de large) même si la monture B4 pour optiques 2/3” est conservée. D’autre part, les caméras grands capteurs (notamment des nouveaux « plein formats ») proposent un choix de formats d’image de plus en plus variés en croppant dans la surface du capteur parfois jusqu’au 2/3”. Aussi, il est de plus en plus courant de pouvoir choisir ou changer la monture de sa caméra grand capteur. Enfin, la miniaturisation des composants permet toujours une plus grande intégration. Alors combien de temps le 2/3” résistera-t-il ?